dimanche 9 février 2020

De l'esprit de l'esprit des lois

J'entends à l'instant un commentaire d'un politologue communiste sur l'individualisme des consommacteur (qu'il qualifie d'impasse) qu'il oppose à l'organisation collective sur la production (qu'il valorise comme processus révolutionnaire).

Sans me prononcer sur le propos en question, cette dichotomie m'inspire une réflexion: un même agent économique (boulanger patron ou boulanger ouvrier, par exemple, pour faire simple) a des intérêts économiques divergents selon qu'il se considère du point de vue individuel (les cotisations ou les impôts sont des charges qu'il faut minimiser) ou collectif (les cotisations ou les impôts sont des prestations qui profitent à l'ensemble de la société).

Cette vision économiste un peu étroite permet de voir autrement la question individu vs collectif et d'éviter une vision morale des choses (le parti, c'est bien, l'action collective, c'est bien et l'individu, c'est mal). C'est le même boulanger qui peut avoir une vision individualiste ou collectiviste des choses. Ces manières de voir ne sont ni bonnes, ni mauvaises, ni vertueuses, ni vicieuses. Elles ne sont ni vraies, ni fausses, elles correspondent à une prise de parti, à un engagement dans le monde. Soit on voit le collectif comme une force, comme un appui, comme une source de droit pour l'individu (l'ensemble des boulangers s'acquittant des mêmes cotisations et des mêmes impôts, ces sommes sont répercutées sur les prix par l'ensemble des agents économiques en concurrence sans poser de problème puisque la pression est la même pour tout le monde); soit on voit le collectif comme une charge pour l'individu (mes impôts, mes cotisations me coûtent, je dois les financer, de plus ou moins bon gré, par générosité ou par obligation).

Les visions collectives et individualistes s'alignent, par contre, au-delà de l'ethos discutable de la geste collective ou du sacrifice du héros pour le groupe, dans le Zeitgeist, dans l'idiosyncrasie propre à un moment, à un être. Et ouvrent un choix peut-être plus autorisé. Il ne s'agit alors, dans cette perspective, pas tant d'être du côté du bien, du choix bon et vertueux que de définir un collectif humain soit comme un faix pour l'individu, soit comme une force et ce sans tomber dans la geste héroïque révolutionnaire sublime. De ce point de vue, les cotisations ne sont plus des cotisations, ce sont des productions collectives dont l'individu n'est qu'un intermédiaire, une surface de calcul; l'individu lui-même, avec son salaire, ses droits sociaux et ses droits tout court, n'est plus une charge pour le collectif mais un de ses fondements. De la même façon, un collectif n'est pas une charge pour une individu mais une source de droit dans cette optique.

On notera que, entre les deux options économiques, il y a l'idée, peut-être exotique mais qui correspond à la thèse de Harribey, selon laquelle ce qui coûte à tous ne coûte à personne. Les frais universels sont répercutés sur les prix sans que cela ne coûte au producteur (employé ou employeur).

D'où la question, purement économique dans cette réflexion - et dans cette réflexion seulement - de savoir si ce qui bénéficie à tous peut être qualifié de coût ou, pour le dire plus platement, si se plaindre des cotisations, des droits sociaux, des échelles barémiques ou des impôts a un sens. Ce qui peut en avoir, par contre, dans cette vision collective, c'est la justice, l'équité des contributions. Si certains paient et pas d'autres, si l'universalité de la contribution n'est pas de mise, alors ceux qui sont exemptés font payer leurs privilèges à ceux qui ne sont pas exemptés soit en emportant les marchés en profitant de leurs aides indirectes, soit en accumulant davantage de profit que leurs compétiteurs non exemptés. Quoi qu'il en soit, on peut alors parler de véritable coût relatif pour ces derniers.

En suivant mon raisonnement, l'universalité du droit devient alors une condition du point de vue collectif et, à l'inverse, le passe-droit, le privilège, l'exception en signe l'arrêt de mort.

Si je prolonge encore ma petite réflexion en roue libre: le droit dans son universalité est condition de la possibilité de penser la création de richesse dans sa dimension collective.

Un point de vue qui, considéré par l'économique, ne manque peut-être pas de pertinence. Tous les employeurs ont intérêt à faire baisser cotisations et salaires s'ils voient les choses d'un point de vue individuel (une plus grande partie de la valeur ajoutée pourra être consacrée à leur propre rémunération) mais, par le truchement de la concurrence, si les salaires baissent, les prix vont baisser et leur bénéfice fondra comme neige au soleil. D'autre part, d'un point de vue collectif, les entrepreneurs ont intérêt à ce que les marchés soient solvabilisés ... par les salaires. Du point de vue de l'employeur individuel, il faudrait que tous les salaires des concurrents augmentent pendant que ceux de sa boîte baissent, ce qui est juste impossible. Le point de vue collectif autour du droit et de l'universalité permet de solvabiliser les marchés, c'est-à-dire, in fine, de construire les conditions d'une production, d'une prospérité générale.

Montesquieu plus productif que Hayek, étonnant, non?

dimanche 12 janvier 2020

Compte de Noël




Le strass des strates m’embrume, vaporeux. Je sais bien que je dois y passer. Oh, j’y répugne, bien sûr, comme tous ici. Les règles sont impitoyables. Ce n’est pas que je le sais de manière consciente, c’est que je le sens. La vérité exsude de tous les pores de cet endroit. Le bleu dispute ses franges au blanc alors que nous nous alignons devant le bureau. Les sentences s’empilent. J’attends pour y passer, pour voir mon destin sceller. Il en va de l’éternité. Je me souviens bien de deux ou trois regrets, il me revient quelques actions peu louables mais le jugement ne se jouera pas là-dessus. Il se jouera sur ce que j’ai vraiment raté, ce à côté de quoi je suis véritablement passé. Certains carrefour de la vie ne donnent pas droit à l’erreur.

Elle s’appelait Micha. C’était une étrangère. Nous étions aux études. Nous nous sommes rencontrés dans le chaudron de l’émulation de ces vertes années. Nous avons flirté. Nous nous sommes aimés. Elle est partie, disparue, d’un coup, sous le poids du devoir. Elle devait terminer son cursus à Moscou, je devais achever le mien à Paris. L’Europe entière nous séparait, nous narguait. Trois mois après son départ, comme la blessure de son absence refusait de cicatriser, je reçus sa missive moscovite. Elle me disait son quotidien ; elle me partageait mon absence cicatricielle et, à mots couverts, m’implorait de la rejoindre.

Je crois que c’est ça que j’ai raté dans ma vie. S’il y a une seule chose dont il faille se repentir, c’est celle-là. Je ne dis pas que j’ai l’esprit blanc comme neige. Je suis sûr, par contre, que ce regret-là serait le seul à me pousser à revenir, à changer les choses, à modifier mon comportement. Je n’aurais pas dû laisser cette lettre sans réponse, je n’aurais pas dû faire mourir cet amour, me faire croire que je n’éprouvais rien. Je n’ai jamais répondu à cette lettre enflammée. Je me souviens de chacun de ses mots, de la moindre de ses virgules. Je l’ai laissée sans réponse. Ah, le confort des quais de Seine, du Quartier Latin, de mes petites habitudes, de mon destin social tout tracé. J’ai sacrifié l’essentiel – cet amour juvénile, tout en pureté et en maladresse – pour l’accessoire – un destin social, un nom, un confort obscène.

Dans la queue patiente, j’attends mon tour en retournant toutes ces pensées dans ma tête. Tout à coup, j’entends comme une voix intérieure. Elle me tente, elle me propose, elle m’interpelle. Elle me suggère de revenir, d’en reprendre, de rempiler. Quelque chose en moi dit oui, désespérément, quelque chose en moi s’y refuse. D’un coup, pourtant, je sens comme un déclic, comme un interrupteur intérieur qui s’enclenche.

Je disparais, j’apparais. Me voilà pressé, un peu à l’étroit. Tout est eau. Je flotte, je me laisse aller. Je suis bercé dans une lumière sépulcrale. Les voix, la vie, le bruit ne me parviennent que ouatés, amortis. Je sais – mais comment le sais-je ? - que toute mémoire est vouée à s’abolir, je sais que je dois fixer les éléments épars de ma mémoire avant qu’ils ne sombrent. Je m’y attache, je récapitule. La vie d’autrefois, les études, la lettre, les circonstances mêmes de ma disparition – était-ce le scandale d’un accident fauchant un être à l’aube de ses promesses, était-ce les derniers soupirs d’un cacochyme chenu – commencent à m’échapper. Le flou envahit tout. Mes mots, mes maladies, mes cicatrices, mon interstitiel, mes souvenirs, mes rages, mes peines, tout s’amenuise impitoyablement. Je sais encore, instinctivement, ce qui m’attend. Je croîs encore, je pousse les parois. Je vis, raccordé à ce tuyau vif. Je baigne dans cette chaleur de l’oubli.

Je fixe encore, m’échine à conjurer la disparition. Je lutte contre le courant avant que tout ne sombre. Je sais que tout va sombrer. C’est le prix, c’est l’écot. De plus en plus serré, j’agrippe vainement ma mémoire évanescente. Je suis condamné, à vivre, à recommencer peut-être.

Viennent la lumière, la douleur et ce souffle glacé sur mes poumons. Je crie, je hurle alors que fondent les derniers fragments de qui j’étais. Je respire alors qu’expirent ces passés maintenant sans regret. Je nais, je ...

vendredi 1 février 2019

Le cercle de la raison



J’ai toujours été convaincu de la nécessité de faire le bien. Enfant, je répugnais à participer aux chasses à l’homme, à rajouter à l’écrasement des mille tracas des boucs émissaires. Certes, je ne peux pas non plus prétendre que je défendais la veuve et l’orphelin. Me gardant des coups, je longeais prudemment les murs et, dans cette réserve avisée, je tentais tant bien que mal de ne poser aucun acte, de ne commettre aucun délit, aucune vilenie qui noircît mon âme, qui alourdît mon karma.

Par chance plus que par mérite – sauf à compter comme mérite la capacité à ne pas faire de bruit, à ne pas faire de vague, à éviter toute aspérité, toute prise à la critique – je traversai ces âges ingrats, témoin désapprobateur des chicanes subies par mes camarades victimes de cabale. Passés ces âges tendres, ceux où nul acte ne vient salir les mains, je fus confronté au choix des études. Je me portai naturellement sur les sciences économiques, les plus susceptibles de m’amener à m’engager pour aider mon prochain. Rapidement, au contact de camarade de cours fort politisés, je m’engageai à mon tour dans le militantisme. À l’heure où les plus dégourdis cultivent leurs premiers émois amoureux, je distribuais des tracts, je convoquai des assemblées et, systématiquement, m’en tenais à la ligne la plus dure, la plus pure. Une grande puissance venait à attaquer un pays faible et sans défense ? Aussitôt, je me faisais l’avocat des pauvres fedayins burinés par la misère, ciblés par un arsenal sans commune mesure avec leur propre force de frappe. Un mouvement de grève se faisait écraser dans le sang ici ou à l’autre bout du monde ? Je plaidais incontinent la cause de la liberté syndicale, le droit d’association.

Convaincu d’être dans le bon, dans le bien, j’épousai toutes les causes y compris et surtout les plus désespérées. Pas un militant, pas une mère courage qui se fissent torturer à l’autre bout du monde sans que je ne m’en émusse. J’étais de tous les combats, de toutes les manifestations. Au départ, j’évoluais dans les milieux socialistes mais je les trouvais rapidement trop tièdes, trop timorés dans leurs prises de position. Il me fallait un groupe qui tînt des positions plus fermes, plus pures, plus indiscutablement belles et bonnes. Logiquement, j’entrai dans le parti communiste comme on entre en religion. Cette appartenance ne freinait guère mes études aussi mes parents, toujours enclins à me morigéner quand je ne respectais pas leurs idéaux de respectabilité, d’ascension sociale fermaient-ils les yeux sur ce qu’ils considéraient comme des égarements jeunesse nécessaires. Après tout, si je ne prenais pas parti maintenant, au faîte de mes jeunes années, pour la veuve et l’orphelin, quand l’aurais-je pu faire ?

Le parti se compromettait à l’occasion d’événements historiques impliquant le parti frère. Ces mégotages avec la réalité m’étaient devenus insupportables quand je pris mes distances. Les camarades fermaient les yeux sur les massacres soviétiques au nom du communisme dans un seul pays. Ce faisant, il bradait le sort de la veuve et de l’orphelin tchèque ou russe. Heureusement, une dissidence, plus pure, plus radicale, m’ouvrait grand ses bras. Je serais trotskyste, j’épouserai un mouvement politique qui, au cours de l’histoire n’avait eu de cesse de défendre l’opprimé, de poser les bons choix. Nous tractions à qui mieux mieux, mes coreligionnaires et moi-même pour dénoncer la guerre au Vietnam, pour pourfendre la soumission erratique du PC et pour attaquer, sans trêve ni repos, la bête capitaliste en son cœur. Curieusement, les étudiants accueillaient fraîchement nos discours ronéotypés. Ils se riaient de notre idéalisme, de notre naïveté et, surtout, devaient, pour les plus pauvres d’entre eux, faire face à des obligations d’une toute autre portée.

À un moment, je me laissai séduire par les anarchistes : les trotskystes n’avaient-ils pas joué un rôle ambigu dans la révolution soviétique, Trotski n’avait-il pas été le bras armé de Lénine ? L’anarchisme aplanissait toutes ces difficultés. Les anarchistes entendaient se battre pour le bien de chacun et, au nom du beau, ils s’engageaient dans les méandres de l’histoire tenant systématiquement la bonne posture, défendant systématiquement le bon point de vue. Pour un temps, à ma grande satisfaction, je dois l’avouer, je cessai de tracter et fumai force cigarettes dans des cénacles autorisés, dans des cercles dûment conscientisés. Nous conspuions la police, méprisions l’embrigadement grégaire des communistes, et proclamions, sûrs de nous, la supériorité de notre doctrine. Au sein des groupes anarchistes, pourtant, je me sentais de plus en plus décalé. Les jeunes gens adeptes de cette liberté en tout et pour tous péchaient par manque de conviction. On restait entre soi, entre gens de bonne famille à gloser à l’infini sur d’hypothétiques sociétés idéales. Concrètement, on fumait, on bavardait à pas d’heure, on tenait la posture sur le monde, on dominait nos contemporains sans mettre les mains dans le cambouis.
De plus en plus touché par les difficultés de ces collègues au seuil de la misère, je me tournais vers des fraternités étudiantes, des groupes d’entraide pour étudiants nécessiteux. Dans un apolitisme assumé, nous organisions diverses kermesses pour lever des fonds afin d’aider nos camarades impécunieux à régler ces fameuses factures. Cette fois, entouré de saintes personnes, je me sentais dans le bien, dans le bon. Nous aidions dans un désintéressement qui ne pouvait que forcer l’admiration. Il y avait bien les rictus goguenards des anciens camarades et le scepticisme hautains des libéraux mais, par delà les moqueries, à travers les persécutions que nous endurions, nous assumions un engagement au service des plus faibles.

Un jour, je constatai que, parmi les étudiants pauvres, les racisés constituaient un groupe discriminé parmi les discriminés. Une fois encore, je m’embrasai pour l’anti-racisme et l’anti-fascisme. Je retrouvai mes tracts, mes séances d’évangélisation, mes harangues populaires, mes votes à mains levées mais, depuis mon passage trotskyste, les assemblées s’étaient bigarrées, chatoyant de mille nuances de soleil, de mille cicatrices des outrances coloniales. Élu parmi les élus, j’adoptai systématiquement le point de vue le plus critique, le plus outrancier contre les crimes de la colonisation.

Au sein des anciennes colonies, je me rendis compte que les femmes occupaient un rôle, une fonction particulièrement odieux. Elles étaient cantonnées à des tâches subalternes, devaient effectuer tout le sale boulot. Alors qu’elles travaillaient infiniment plus que leurs collègues masculins, elles se faisaient infiniment moins rémunérer. Frappé en mon cœur par cette injustice, par les violences infligées à nos camarades féminines, je me lançai dans la cause féministe. En de multiples circonstances, j’affirmais le point de vue des opprimées dans des réunions houleuses. J’intervenais, en public, aux yeux de toutes et de tous, pour affirmer la pertinence de la lutte contre l’ennemi principal, contre le colonialisme paternaliste. Dans ces groupes, au besoin, je coupais les femmes qui, aveuglées par la phallocratie intériorisée prenaient parti pour leurs mâles oppresseurs. Je faisais valoir le bon et le bien à travers tout, exposant mon corps à la vindicte des publics les plus impitoyables. À force de hanter les réunions féministes, je m’y étais fait un nom, en quelque sorte, et nul intervenante ne pouvait réprimer le petit frisson de crainte quand je prenais la parole, de peur de mes sentences définitives, acérées, lapidaires.

Je terminai mes études avec fruit entre temps. Lors d’un échange dans un groupe féministe, il nous apparut que le développement économique permettait seul de dépasser le patriarcat traditionnel. Au fond, dans les sociétés du tiers monde, il importait avant tout de stimuler l’économie pour améliorer la condition des femmes. Avec mon diplôme de gestion, il me serait facile de promouvoir le micro-crédit, l’économie verte et durable dans les pays sous-développés. En me lançant à corps perdu dans cette carrière, je pus gagner confortablement ma vie et, surtout, m’engager pour une bonne cause, pour le bon et le bien. Pourtant, avec les années, je me rendais compte que le micro-crédit avait tendance à appauvrir celles qui y avaient recours. On ne les sortait que très rarement du sous-développement alors que les taux d’intérêt usuraires achevaient de les précipiter dans la spirale du surendettement.

Je traversai à ce moment-là une crise de doute. N’étais-je pas en train de mettre des existences en péril en pensant les sauver ? Je me résolus prudemment à poursuivre mes activités dans le tiers monde en me concentrant sur le crédit et l’activité bancaire traditionnelle. Finis les taux usuraires : mon travail de financier servirait uniquement à construire des infrastructures, à investir dans des domaines économiques déterminant, à étendre la prospérité, telle une lèpre, à des pays entiers. Bien sûr, les banques pour lesquelles je travaillais exigeaient des garanties : quel progrès, quelle avancée économique ne connaît pas ses petits inconvénients ? L'essentiel était sauf: j’œuvrai pour le bien et le beau.

Pour octroyer les prêts, on forçait les États à fermer leurs écoles, leurs usines, leurs hôpitaux. Évidemment, ces politiques en soi me paraissaient discutables mais l’avancée économique qu'elles provoquaient permettait, seule, d’émanciper les masses. Les dégâts collatéraux me paraissaient insignifiants au regard des enjeux humains, cruciaux, de l’expansion économiques.

Puis, il y eut la crise. La banque interrompit sa politique accommodante au tiers monde et me chargea d’un audit dans un des pays que nous avions tant contribué à développer. C’était la première fois que je franchissais le périphérique – à part quelques réunions de famille dans mon enfance la plus tendre en province. Je partis sans appréhension à la découverte de ce beau pays où nous avions, mon employeur et moi, tellement contribué au bien et au bon.

La visite me fit l’effet d’une douche glacée. La misère rampante s’était installée dans ce pays jadis pauvre mais libre. Loin d’être émancipées, les femmes subissaient une tyrannie masculine exaspérée par le désœuvrement, par le manque de perspectives. Là, des enfants gonflés de sous nutrition se battaient pour laper de l’eau croupie ; là, des femmes pliées en deux ployaient sous le poids de charges sans lien avec leurs capacités squelettiques ; plus loin des égouts à ciel ouvert en plein bidonville répandaient leurs germes mortels. Partout, le visage grimaçant de l’indigence, les yeux humides de la privation, les mets avariés en guise d’unique repas quotidien, l’ennui et la tentation de l’embrigadement dans des mouvements millénaristes. Au mieux, notre action n’avait nullement empêché la ruine du pays ; au pire, c’est cette action qui avait précipité la perte d'un pays autrefois fier. 
De retour de ce pays perdu, j’étais convaincu qu’il fallait une solution forte pour gérer les problèmes. Il fallait une main qui ne tremblât pas, qui, pétrie de justice et de probité, répartirait les ressources de manière optimale. Je fréquentai alors les cercles d’extrême-droite, favorables à cette intervention de l’État et à l’autorité. Avec un vrai leadership, nous pourrions résoudre les problèmes, supprimer la misère, secourir la veuve et l’orphelin. À cette époque, le parti de l’ordre remporta justement les élections et, banquier couronné du prestige de son action dans le tiers monde, je me vis confier les clés du ministère des finances. Il en fallait de la conviction – y compris parfois par le recours à la plus vile des brutalités – pour faire le bonheur des gens malgré eux. Il s’en trouvait toujours pour rouspéter, pour résister, pour morigéner, pour geindre. Moi, je me sentais légitime, dans le bien, dans le bon. Je me conformais avec un plaisir pour ainsi dire orgasmique à la cohérence entre mon idéal et mes actes.

Pourtant, un jour, alors que d’habitude je passais mes journées dans mes bureaux à dessiner des plans d’investissement, à pérenniser les finances des projets – parfois belliqueux, il faut le reconnaître – du régime, je me pris à flâner un moment dans les rues de la capitale. Dessillé par l’état des infrastructures, par la mine défaite des passants, par la misère qui exsudait des venelles, je fus ébranlé dans mes convictions. À ce moment-là, le pays avait envahi la moitié du continent pour garantir ses intérêt vitaux. Pour pouvoir obéir à nos impératifs moraux, nous avions muselé toute opposition. La résistance devait se cantonner aux friches interstitielles pour échapper à une répression impitoyable. Je passerais les frontières, irais dans ces pays récemment libérés de notre joug par les alliés. J’irais jusqu’à trahir mon drapeau pour dénoncer ce théâtre d’horreur que j’avais entrevu dans cette simple balade. Je préparai mon exil, ma conversion et, en attendant, continuai courageusement à donner le change, à faire comme si je participais encore activement au succès des politiques économiques de ce gouvernement impopulaire félon.

À l’occasion d’une rencontre diplomatique à l’étranger, je m’échappai. Je demandai l’asile politique auprès des autorités locales. Le pouvoir communiste, trop content de s’arborer une aussi belle proie – le ministre des finances de l’ennemi fasciste lui-même – m’accorda abri et protection sur le champ. Ma bobine s’imposa alors dans toute la presse, du monde communiste, du monde allié et de mon propre pays. On louangea mon engagement, on loua ma fidélité à mes idéaux, ma fermeté face à l’adversité, mon inflexibilité face à l’injustice. Dans le marasme de l'autoritarisme honni, j'incarnai définitivement le camp du bien et du bon.

Une chance, moins de trois mois plus tard, la capitale passait sous occupation communiste. Membre du parti depuis peu, je pus reprendre la même place dans le même bureau, dans le même bâtiment, dans la même capitale. J’obtins de pouvoir écouter les syndicalistes. Familier des politiques accommodantes et des politiques d’austérité, j’étais la bonne personne pour appliquer les décisions du nouveau régime. À coup de planche à billet, de crédit, de défauts partiels, d’effets levier, d’investissements croisés, de mises en bourse, de manipulation des indicateurs officiels, de spéculation sur les dérivés, j’arriverais bien à faire triompher la révolution prolétarienne, à faire le bon et le beau. À tout hasard, pour être sûr de pouvoir continuer à lutter pour la veuve et l'orphelin, je me rapprochai des industriels et des financiers du monde libre.

jeudi 27 décembre 2018

Sacrifier sa mort


Bon, vous tenez tout le monde en joue. Bravo. Ils sont tous terrorisés, c’est un succès. Vous allez pouvoir procéder méthodiquement, nous abattre un par un. Tenez, voyons comment vous vous y prenez. Non, vous ne tenez pas bien votre arme, quand vous tirerez, le recul vous fera viser à côté de la cible. Voilà, oui, comme ça, c’est déjà beaucoup mieux. Puis, cessez de trembler, vous allez nous faire un travail de cochon. Abattre, se sacrifier, tuer, ce ne sont pas des choses qu’un quelconque improvise, ce sont des arts qui se travaillent. Moi-même, je peux me vanter d’y avoir excellé.

Je veux dire – oui, comme cela, une respiration plus posée, vous suerez moins et vous serez plus précis au moment décisif – que la camarde, ça me connaît. Notez que je n’ai jamais voulu l’éviter, je ne l’ai jamais fuie. Au contraire. Elle n’a jamais voulu de moi, plutôt. En fait, si votre numéro pitoyable tétanise tous ces pauvres gens, moi, il me rassure. Vous amenez un terme à cette existence terne que je traîne depuis un nombre incalculable d’années, de mois. Vous savez, quand je dis un nombre incalculable d’années, de mois, ce n’est pas une figure de style. J’ai vraiment perdu le compte : c’est que les mois semblent des années, les années des siècles, les secondes des minutes. Le temps est long à passer quand il n’a comme saveur que l’amertume de l’attente. Voyez, ma vie, je n’y tiens vraiment pas plus que ça : vous souhaitez me l’ôter, je vous l’offre. Sans arrière pensée, notez-le bien. Je ne cherche pas à bonifier mon karma, à gagner le paradis par une certaine abnégation. Non. Je vous l’offre vraiment cette vie que je porte comme une croix depuis trop longtemps. Et gardez la monnaie. Vous, je veux dire vous les vivants, vous échafaudez des projets, vous fondez des familles, vous nourrissez des ambitions professionnelles, vous aimez, vous rencontrez, vous pouvez. Moi, je ne fais rien de tout cela. Au mieux, je vous regarde agir, de loin, comme un vache assiste au passage du train en ruminant. J’applaudis les artistes, j’apprécie la performance, je pleure à l’exploit, j’assiste, je mate, je vois, assis sur la chaise du temps. Ah, je dois dire, vous en faites de belles choses. On y croit souvent. Par exemple, ici, c’est une très belle mise en scène avec sens du dramatique et tout et tout. Colère, désespoir, rage, quelque chose qui ressemble à une foi fanatique – mais l’excès nuit en tout, voyez-vous, et, à force de gonfler ses petits biscoteaux eh bien, la mise en scène sombre dans l’insignifiant comme on dit – on ne demande qu'à y croire, pourtant. Dramaturgie, commentaire lapidaire, sacrifice au nom d’une cause grandiose dont les archéologues du futur peineront à comprendre les tenants et les aboutissants. Dans dix mille ans, on en sera sans doute à débattre pour savoir si nous adorions une déesse mère, une déité unique, un principe métaphysique ou l’ici et maintenant. Peut-être vous-mêmes n’en savez rien, probablement, vos mentors s’en battent-ils les yeux avec énergie. Pourtant, à l’heure d’inscrire son nom dans l’histoire en lettres rouge sang, ce genre de détail peut avoir son importance.

Oui, vous avez raison, ces gueux font montre d’une de ces audaces, d’une de ces outrecuidances. Quoi ? Vous défiez, vous qui tenez nos misérables existences au bout de votre viseur.

Ah, oui, sans doute, vos principes sont-ils infiniment supérieurs à tous ceux qui ont pu m’animer. Certainement. N’empêche que mon bavardage vous accroche, il vous interrompt, il vous questionne. Infiniment plus que les savantes études et que les vains bavardages médiatiques que votre acte ne manquera pas d’inspirer. Parce que mes conneries font écho à votre propre chemin – tout supérieur que vous soyez. Vous aussi, vous mettez votre vie en jeu, vous aussi – et vous pouvez bien évoquer ce que vous voulez pour le justifier – vous vous mettez en joue dans un geste de défi non à la mort mais à la vie. Vous aussi, au fond, faites déjà partie des morts. Vous n'avez pas non plus de ticket valide pour monter dans le train qui passe. C’est peut-être pour ça que vous avez du mal à m’abattre à bout portant, comme ça, à un pas. Je suis un miroir. Peut-être aussi que la légèreté de nos amis allongés, tremblants, apeurés, ne reflète-t-elle qu’une couardise trop habilement refoulée – bravo pour votre habilité à masquer votre peur, j’ai failli moi-même m’y laisser prendre. Pourtant, en matière de couardise, croyez-moi, j’en connais un rayon. Bref, je disais que, eux, les terrés, ils craignent pour leur misérable existence. Vous voyez, quand on est reconnu, attendu, quand on vous serre dans les bras, quand un gosse réclame votre histoire tous les soirs, ça vous ancre. Mais, vous comme moi, on est au-dessus – ou en dessous – de tout ça. On a déjà un pied de l’autre côté. On sait qu’on est là par erreur, que cette vie-ci est tellement merdique qu’elle ne peut être qu’une antichambre, un sas, une salle d’attente, un kit de préparation.

Bon, bon, si vous voulez m’insulter, ça m’est parfaitement égal, veuillez en prendre bonne note. Oui, commencez par moi. Ça fera bonne figure, puis vous vous serez débarrassé du seul élément susceptible de vous mettre en question, du seul grain de sable dans votre belle mécanique. Vous pourrez massacrer après, assouvir vos plus bas instincts au nom de – volupté suprême – d’un idéal insurpassable, d’une transcendance éternelle, d’une pureté politique, religieuse tellement supérieure aux vers de terre que nous sommes. D’ailleurs, c’est évident, votre boucherie sera récompensée dans les cieux et nous serons éternellement torturés pour avoir eu l’insigne honneur d’être sur la trajectoire de vos balles vengeresses.

Non, là, on y croit pas. Votre colère est excessive, on peut pas y croire. Ça n’a pas de sens de vous fâcher comme ça sur des anonymes dont le seul tort est de vous aider à gagner le paradis d’une façon certes assez sanglante mais, l’un dans l’autre, assez expéditive. Criminel, sadique, impitoyable, sociopathe, soyez tout ce que vous voulez mais restez cohérent sinon vous n’impressionnerez personne.

Mais je vous expliquais mes petites affaires – non que ma petite personne ait la moindre importance dans votre quête tellement plus importante mais pour vous situer le problème. Me taire ? Oh, non, si vous voulez me tuer, franchement, allez-y, vous me rendrez service plutôt, mais me taire, ça, non. Mourir bavard, oui, vivre muet, non. À mon âge, avec ma santé, on ne se refait pas.

Oui, je ne vous ai pas expliqué. Mais placez mieux votre revolver bon sang. L’aorte est plus à droite et un peu plus bas. Là, vous allez m’envoyer trois semaines à l’hôpital et ce sera un beau gâchis. Quel temps perdu ! Convoquer les médias, la maréchaussée, les autorités religieuses, politiques les plus éminentes pour pareil ratage, ça tient de la mauvaise plaisanterie, de la blague sinistre. Si vous croyez qu’une côte cassée, ça vous bombarde au paradis ou dans les livres d’histoire, vous faites peu de cas de la mémoire des hommes ou des dieux. Non, moi je dis, à attentat au rabais, récompense au rabais. Oui, voilà, c’est mieux. Mais en tremblant comme ça, vous n’arriverez à rien. Une manchette en page intérieure, « un forcené rate son coup », même les plus allumés, les groupes terroristes en perte de vitesse, en mal de notoriété répugneront à revendiquer votre truc. Oui, je sais, il s’en trouve toujours pour gratter les fonds de tiroir, pour récupérer les pièces jaunes, mais croyez-moi, si vous visez la division locale amateur continuez à écumer, à trembler de rage ou de peur, à vociférer bêtement, vous terminerez aux chiens écrasés.

Quant à moi, vous permettez que je parle de moi en attendant les pages intérieures ?, je souffre tout simplement d’une maladie incurable. Oh, je ne souffre pas le martyr, non. Rien d’impressionnant, rien d’effrayant. Pas même de quoi lever la compassion de mes contemporains. Je suis fatigué, malade, je fais des malaises. Quasiment en permanence. Rien qui éveille les larmes, pas de souffrance atroce. Pas la gloire effarante du cancer, pas le mystère du sida, rien à voir avec la brutalité d’une crise cardiaque ou d’une attaque. Non, non. Moi, c’est juste une fatigue permanente, des malaises qui vont, qui viennent, qui me réduisent à l’état de ruminant. Comme vous. Alors que les autres dansent, qu’ils draguent, qu’ils boivent, qu’ils rencontrent, qu’ils peuvent, qu’ils touchent, qu’ils lisent, qu’ils émeuvent, qu’ils embrassent, qu’ils aiment, qu’ils font, qu’ils bricolent, qu’ils séduisent, qu’ils convainquent, qu’ils risquent, qu’ils gagnent, qu’ils perdent – oui, même qu’ils perdent, comme ça doit être bon de perdre, même de perdre – qu’ils osent, qu’ils louvoient, qu’ils évitent, qu’ils regardent, qu’ils se battent, qu’ils en bavent, qu’ils résolvent, qu’ils posent problème, qu’ils dérangent, nous, nous ruminons. Là, à côté, juste à portée de leur rail. Nous les regardons prendre rendez-vous, nous les regardons vouloir, essayer, rater ou réussir, nous les regardons vibrer. Nous sommes témoins, passifs et impuissants, de leur façon, plus ou moins adroite, plus ou moins pertinente, plus ou moins sincère, de mordre la vie, de s’en saisir. Alors, évidemment, de là où nous sommes, toi comme moi – oui, tu as raison, quand on parle de vie et de mort, c’est aussi bien de se tutoyer, quoi qu’en disent les manchettes, l’Histoire et l’ensemble des panthéons présents, passés ou à venir – nous jugeons juchés sur nos principes tellement supérieurs. Oui, je suis d’accord, c’est bon d’être supérieurs. Oui, nous sommes le bien, nous sommes le pur, nous ne nous salissons pas les mains dans la fange de l’existence – quel que soit le nom que tu lui donnes, d’ailleurs, peu importe – c’est nous, les ruminants qui digérons la formidable matière vivante que, eux, les engagés, ceux qui tiennent à la vie comme le ténia tient à l’intestin, les apeurés, ceux qui ont tout à perdre, les compteurs, les comptables, les moules accrochés à leur pitoyable existence comme des huîtres à leur rocher – oui, nous nous tenons soigneusement hors de portée des marées, nous dominons, nous toisons, nous transformons cette formidable vie en la mâchonnant sans trêve en paquet de merde, en énorme paquet de merde. Au fond, ça n’a pas de sens que tu tues ces vivants, ils ne sont pas à ta hauteur, ils ne te méritent pas. Moi, je digère aussi, moi, j’assiste au spectacle, de loin, assis sur un siège que j’ai aménagé confortablement. Oui, bien sûr, tes principes sont certainement infiniment, indiscutablement supérieurs aux miens : tu as mieux aménagé le confort de ton siège de spectacle, j’en suis convaincu. Tu rumines mieux, tu transformes plus de vie en plus de merde. Je n’envisage même pas de comparer.

Tue-moi, plutôt, pour te montrer à la hauteur de ta domination, de ta supériorité si manifestement manifeste. Me taire ?, encore ?, ça, non, je ne crois pas que ce soit possible. Le verbe fait partie de ma rumination, c’est ma façon à moi de transformer l’événement qui se passe là, au loin, dans le monde des vivants, en merde. C’est ma digestion à moi, et ça descend, ça remonte, ça remâche, ça redescend puis ça remonte dans un prurit de logorrhée récurrent. Un bonheur, puis on a le temps d’en profiter. Voilà, plus bas le canon, tu vas nous saloper ce travail. Ah, mais c’est un monde, ça ! On ne vous apprend donc pas à tuer proprement dans vos barbouzeries d’allumés ? Oui, tu la salueras d’ailleurs tout à l’heure puisque nous allons la rejoindre si tu as le cran d’aller jusqu’au bout. Autant pour madame, donc.

Bon, ils sont tous à terre, blancs. Il n’y a plus que toi et moi. On ne les entend même plus respirer. Ils se sont fondus dans le décor. C’est bien leur tour, après tout. Au fond, on a gagné – ou on a perdu, c’est selon qu’on aime le cambouis ou pas – on a quitté la prairie où nous broutions, juges suprêmes, on est montés dans le train. Plus que toi et moi. Non, de nouveau, c’est n’importe quoi, le canon placé là, tu n’obtiendra rien. Du sang, oui, mais la ronce aussi fait saigner, elle ne monte pas dans le train pour la cause. Elle broute aussi la ronce puis elle ne dit rien, elle ne digère rien, elle, elle ne transforme même pas l’air du temps en merde. Non, non, vise proprement. Moi, j’aurai la paix. Finies les fêtes auxquelles je ne peux pas me rendre, finies les histoires d’amour que je ne peux vivre faute d’avoir la force de tenir debout – puis, qui voudrait d’un machin qui titube sans alcool, qui délire sans ivresse, qui cultive une impuissance inépuisable, qui attend la fin du temps ? – finies les rencontres imaginaires, finis les amis que je n’ai pas, finis les défis professionnels inexistants, finie la famille que je ne pourrai avoir, finie la vie que je n’aurai jamais eue.

Non, là, je vais te montrer. Il faut lever la sécurité comme ça. Ah, mais on ne vous apprend vraiment rien là-bas ? C'est bien la peine de faire les guignols e pyjama à la télé. Bon donne-moi ça, je vais le faire. Pff, même quand il s’agit de tout buter, de tout faire exploser, de tout casser pour monter dans le train, tu es infoutu de le faire. Ah, mais il faut vraiment tout faire soi-même. Même rater ta vie, tu n’auras pas été foutu de le faire.

(…)




Voilà, je l’ai maîtrisé. Ah, madame s'occupe de l'arme. Vous semblez vous y connaître. Nous voilà hors de danger, du coup.

Ne me regardez pas comme ça, c’est facile de miser quand on n'a rien à perdre. Reprenez votre souffle, profitez de l’air, de la lumière, de la présence. Vous êtes vivants, vous. Les policiers arrivent, on les entend, on voit l’intermittence bleutée des hommes d’armes. Je crois que vous êtes tirés d’affaire. Moi ? Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous déranger, je regagne ma prairie, je vais continuer à brouter, sans déranger. On m'a bien dit de ne pas monter à bord. Je vais continuer à être le témoin impuissant de votre bonheur, de vos malheurs, je vais continuer de voir la vie à travers des images, à travers vos gestes, je continuerai à interpréter la réalité à travers un théâtre d’ombres. Moi, j’aurais tellement voulu, enfin, ça m’aurait tellement arrangé que cet abruti réussisse son coup. Alors, si, le temps d’un bonheur, le temps d’un malheur vous pouviez penser à moi, désespérément seul dans ma prairie, qui assiste, impuissant, de loin, au spectacle de vos existences. Si vous pouviez, l’espace d’un petit instant dans votre monde de vivant évoquer mon sacrifice, alors que, moi, je rumine. J’aurais tellement aimé quitter la scène. Pour le coup, vos vies de contradictions, de courage, de veulerie, de foi, de doute, d’engagement, de fuite m’en auront coûté. Merde, j’ai en repris pour des années, d’innombrables années longues comme des siècles. Si au moins les policiers pouvaient … mais non, ils sont surentraînés, ils ont tout vu, ils ont accès aux caméras. Si même les forces de l’ordre me refusent une bavure alors il ne me reste qu’à ruminer, qu’à ruminer sans fin.

lundi 3 décembre 2018

Kwaimatniés et ruissellement

Pour Godelier dans sa critique de Mauss, les échanges humains s'organisent selon trois modalités. Les objets qui se donnent, les objets qui s'achètent et se vendent et les objets qui sont sacrés. Ces derniers ne peuvent se toucher et se transmettent au sein du lignage sans pouvoir être aliénés. Sans ces objets sacrés, les autres échanges humains - dons/contre dons et achat/vente - perdent toute pertinence. Le sacré fait société en attestant un statut social.

La théorie du ruissellement ne peut donc pas fonctionner pour des raisons anthropologiques: les riches accumulent nécessairement un patrimoine à transmettre et ce de manière infinie. Ce patrimoine, cette accumulation d'objets sacrés ne peut, par définition, entrer dans le cadre de l'économie, fût-elle celle du don.

Les bien nommées classes possédantes enterrent ou exhibent leurs "kwaimatniés", leurs objets sacrés attestant leur rang à l'infini et les transmettent, toujours plus nombreux, à leurs descendants. Ces objets sacrés s'associent à un supplément d'âme, à une histoire, à un esprit qui appuie de son prestige celui du lignage. Les oeuvres d'art, les musées, les véhicules les plus prestigieux, les prouesses technologiques s'accumulent - tantôt exhibés, tantôt sagement dérobés aux regards humains dans des coffres en Suisse - les biens immobiliers de prestiges ou les biens mobiliers, à valoir à la soif d'acquisition future des générations à venir s'entassent littéralement jusque dans les bits de l'univers virtuels.

L'entassement infini, le besoin anthropologique de couvrir d'objets associés à des propriétés magiques le lignage invalident une fois pour toute la possibilité du ruissellement. Pour ruisseler, il faudrait que toute marchandise, tout objet fût dépensé, fût échangé; il faudrait que rien ne s'accumulât dans le temps, génération après génération.

En s'accumulant sous forme d'objets sacrés, les kwaimatniés sont soustraits de l'échange, de la circulation économique dans une gigantesque pulsion de mort. Cette soustraction paralyse, peu à peu et l'ensemble des capacités productives, l'ensemble des capacités à faire société - c'est-à-dire à affirmer mais aussi à mettre en jeu les statuts sociaux en permanence dans les jeux de l'échange. Progressivement, ce sont les possibilités de survie d'une partie de plus en plus importante de la population qui sont obérées par cette accumulation. Cette privation de capacité de survie constitue une violation singulièrement paradoxale du droit naturel, du droit qu'a chacun d'organiser les conditions de sa survie, droit naturel au fondement du libéralisme économique, de la doctrine métaphysique qui justifie, organise et rend possible ces échanges humains à l'origine de l'accumulation.

jeudi 25 octobre 2018

La gauche morale

Rien à faire, je ne crois pas qu'on puisse faire de la politique, qu'on puisse dans des rapports de force quelconques modifier un équilibre, forcer une décision si l'on s'en tient à la mobilisation d'affects moraux.

Avec la moralité, on distingue le bien et le mal au nom de valeurs transcendantes, métaphysiques. Un système moral qui triomphe n'impose pas son esprit, sa logique; il impose la fraude, le contournement de l'interdit, l'hypocrisie, le pharisaïsme. Mais on ne mobilise pas au nom de grands principes, on ne change pas la donne, on n'agit pas sur le réel. On apprend à tricher avec soi ou avec la société pour se conformer à ces principes, on se construit des masques, des faux-selfs à coup de dissonances cognitives et de cachetons.

Le mensonge et la duplicité, seuls résultats concrets d'une politique moraliste ne modifient pas le monde, ils le figent. Or figer le monde, refouler sa conflictualité, afficher un unanimisme iréniste, c'est précisément nier le politique, la conflictualité qui organise les décisions communes.

Soyons clairs: je combats le racisme ou le sexisme; je ne mange guère de viande et ne prône aucunement un nihilisme amoral, une posture pré-post apocalyptique, un esthétisme du surplomb vaguement méprisant. Je me suis engagé et m'engage pour des causes. Mais je ne crois pas que la nature morale, surmoïque, d'actes militants puisse fédérer des sujets politiques et je crois encore moins qu'elle parvienne jamais à changer le cours des choses, à influer.

L'accueil des réfugiés n'est pas un problème moral - ou, plus exactement, dire que c'est un problème affectif, moral, c'est nier le caractère politique des choix communs autour de cette question. L'accueil des réfugiés répond à la détresse de la solitude, de l'absence d'utilité d'existences trop lisses, d'engagement, de sens de nos sociétés; l'accueil des réfugiés, atteste le besoin de l'autre dans un monde qui, sans lui, s'étiole et, enfin, l'accueil des réfugiés affirme que l'humain n'est pas un coût mais une richesse.

De même, l'écologie: poser que faire du mal à la terre, c'est vilain, c'est évacuer tous les enjeux autour de cette question. C'est évacuer la différence du mode de vie entre ceux qui pillent et ceux qui sont spoliés de leurs ressources naturelles; c'est évacuer la question du bien vivre, de la place du temps dans nos vie, de l'intérêt à l'observation, à l'étude, à la compréhension de ce qui nous traverse, de la vie.

De même, si l'on réduit le racisme et le sexisme à une dimension morale, on loupe le coche. Le racisme et le sexisme constituent de formidables opérations d'isolement et d'appauvrissement de soi. À ce titre, ces discriminations nous font perdre de la capacité individuelle et collective à résoudre des problèmes, à surmonter des difficultés et, plus subtilement, à affirmer le nécessaire œcuménisme de toute société. Une société qui discrimine se prive des capacités individuelles des discriminés, elle s'ampute de membres brillants au nom d'une pureté fantasmée, imaginée, au nom d'un principe éternel collectif intangible. En plaçant une communauté sous le signe de la pureté, on se prive d'élan vital, on s'empêche de devenir, de s'ouvrir à la vie.

Au fond, racisme et sexisme entendent conserver l'ordre tel quel, ils entendent régenter la vie de toutes et de tous au nom d'un essentialisme castrateur.

Mais la politique, ce n'est pas dire "il faut", c'est arriver à dire "nous voulons" et, en disant ce "nous", en posant cette volonté, on clive; on clive aussi en affirmant l'objet, en se donnant un objectif pour le coup politique. On clive pour poser un point de vue, pour assumer une subjectivité, on clive pour affirmer, pour poser des choix.

Des choix communs, pas des choix surmoïques. On ne fera pas le bien ni le mal, on ne sera pas le bien ni le mal. Nous choisissons et de ces choix naît ce nous sans cesse à construire.

vendredi 25 mai 2018

Enjeu du "parcoursup"

Je crois qu'on se tromperait à ne voir dans la réforme "parcoursup" en cours en France qu'une mesure destinée à diminuer le nombre d'étudiants et à comprimer les budgets de l'éducation nationale. Il s'agit de prétextes. L'essentiel, à mon sens, est d'inculquer chez les élèves aspirants étudiants le réflexe de demander poliment, de supplier, de se vendre, de se présenter comme une marchandise rentable aux yeux d'un employeur. Il s'agit d'inculquer la précarité au sens étymologique, de ce qui est demandé par la prière, à un dieu, à un seigneur, à une instance supérieure quelconque.

Et, ça, cette révolution de l'obséquiosité assénée aux jeunes de tous les milieux, de toutes les classes sociales par la peur des impasses professionnelles confère à celles et ceux qui auront "réussi" (quel que soit le sens qu'on donne à ce mot) le sens de leur "mérite" personnel à la réussite et à celles et ceux qui ont "raté" (quel que soit le sens de ce mot) le sentiment intériorisé de leur propre infériorité sociale.

Dans un cas comme dans l'autre, l'ordre social des choses aura été intériorisé, naturalisé par celles et ceux qui le reproduisent comme par celles et ceux qui le subissent. Et c'est bien là que réside l'enjeu de cette énième réforme: faire passer une domination politique, des choix humains de société pour des faits de nature, pour des réalités indépassables.

C'est bien le sens de la précarité, de ce qui s'obtient en le demandant gentiment, c'est bien l'irénisme, la négation de la conflictualité collective et de la décision sociale, qui se jouent là, infiniment plus qu'une quelconque rationalité comptable hype.

Ceci semble en tout cas cohérent avec les répressions contre celles et ceux qui ne demandent pas mais s'emparent, qui ne supplient pas, ne réclament pas mais font vivre effectivement des droits à des formes de vie choisies - que ce soit à notre dame des landes, dans les facs, dans les lycées, dans les routes de l'exil ou à la sncf. Tous ces lieux où s'incarnent toutes ces formes de vie peuvent paraître très différents entre eux - et nul doute qu'ils le soient - mais ils partagent un commun refus de se soumettre à des choix extérieurs, une commune liberté loin de toute prière envers des puissances tutélaires toutes-puissantes, de toute précarité.